parution le 03/10/2024
ISBN 978-2-490364-42-8
53 pages
12 euros

La mer, ce personnage de roman
jeudi 21 Juin 2018, par

Chez la romancière japonaise Yôko Ogawa, quelque chose de lisse, de fluide s’infiltre souvent à travers les phrases pour mieux camper des situations dont l’ambiguïté devrait nous faire reculer et qui pourtant réussissent à s’imposer, puisqu’il n’est pas question d’abandonner le récit en route.
En 1990 déjà, dans la longue nouvelle intitulée La Piscine, la texture de l’eau dont la surface était décrite comme un voile protecteur, l’élégance d’un jeune nageur à l’entraînement, plongeant sous les yeux d’une adolescente perturbée venue s’asseoir chaque jour sur les gradins pour l’admirer, révélaient par contraste la cruauté de la jeune fille. Tout en étant capable de percevoir avec une sensibilité exacerbée ce monde d’une pureté parfaite, elle s’avérait d’un sadisme sans équivoque.
Un bel ado en maillot de bain
La précision des sensations permettait une sorte de glissement, de passage de frontière entre l’univers ouaté de la piscine et l’orphelinat où la narratrice s’amusait à terroriser une toute petite fille : le « corps sans défense », c’était à la fois celui de Jun, le bel ado sportif dont Aya-chan est secrètement amoureuse et qui lui apparaît en maillot de bain, et celui de l’enfant en bas âge qu’elle enfermait, puis empoisonnait.
De sadisme, il est à nouveau question dans Hôtel Iris, d’une manière à la fois plus explicite et plus complexe. Tout commence dans l’hôtel qui donne son titre au livre, un établissement situé dans une station balnéaire. Modeste, un peu reculé, il n’a pas vue sur mer, ne peut s’en prévaloir. Bien tenu par la mère de la narratrice, une adolescente qui partage avec Aya-chan un certain mal être (dû à leurs rapports avec leurs mères, justement), l’Iris semble, au début, devoir être le décor principal de l’histoire. Un événement s’y passe, tout de suite, brutal, qui va conditionner la suite du récit.
D’une rive à l’autre
Cependant, on quitte rapidement les lieux. La silhouette du client qui a causé le scandale et qui va fasciner Mari, la jeune réceptionniste, se dessine désormais près de l’eau. C’est en bord de mer en effet que le hasard les remet en présence. Rien d’étonnant : la mer, c’est l’élément qui conditionne la vie de la ville, la réveille, la bouscule.
Mari perçoit à la fois l’inquiétante étrangeté de cet homme vieillissant, traducteur de son état, certainement violent et dominateur, et sa solitude, sa fragilité.
C’est le geste de la main, timide mais déjà familier, qu’elle fait pour lui dire au revoir alors qu’il prend le bateau, s’apprête à retourner sur l’île face à la ville dont il est l’unique habitant, qui déclenche cette histoire d’amour qui oscille entre séances sadomasochistes et délicates attentions tandis que les protagonistes passent d’une rive à l’autre, des rues où ils déambulent parmi les vacanciers à la maison de l’île où personne ne sait ce qu’ils font.
Un décor pour touristes
À l’hôtel, la mère de Mari la brime, l’exploite, la rabaisse. Près de la mer, la jeune fille s’octroie une liberté nouvelle, que ce soit pour manger une glace avec le traducteur, aller nager ou s’isoler avec lui en laissant les flots les séparer du reste du monde.
Une fois encore, Yôko Ogawa réussit à conjuguer effroi (les scènes de domination sont explicites, même s’il ne s’agit pas, à mes yeux du moins, d’un livre érotique), délicatesse et étonnement. Comme son héroïne, nous naviguons d’un espace, d’une surface à l’autre, jusqu’au dénouement que la mer, changeante, finit par précipiter.
La mer, c’est d’abord ce qui rend la ville vivante, nous l’avons vu. Un décor pour touristes, gai, lumineux et, paradoxalement, à la limite de l’abstraction.
Tangage
Nous sommes au Japon et pourtant, nous avons la sensation que cette station balnéaire, avec ses boutiques de souvenirs, ses yachts, ses plages, pourrait se trouver n’importe où ailleurs. Délimitée par des remparts, elle rappelle même Saint-Malo, ville que la romancière connaît, on le sait, puisqu’elle a déjà été invitée au festival Étonnants voyageurs. La cité corsaire l’aurait-elle influencée ?
Bientôt, en tout cas, alors que Mari et le traducteur se promènent ensemble pour la première fois, le lieu se fait un peu plus sauvage.
« Peu de touristes venaient jusqu’au cap et tous les bancs étaient vides sauf celui où nous étions assis. Les coteaux étaient envahis de fleurs des champs dont les tiges ondulaient au moindre souffle de vent. Un chemin pour piétons, bordé d’un garde-fou, montait vers le sommet, et où que l’on s’y trouvât, on pouvait voir la mer.
Le front de mer que nous suivions s’étendait sur notre gauche. Les remparts étaient toujours immergés. On distinguait l’île dans le lointain. »
Le regard qu’ils portent sur l’horizon est le premier signe de leur union. Jusque là, ils ne savaient pas quoi se dire. Le vent, le bruit des vagues change la nature du silence qui se fait entre eux. Ils se comprennent, s’accordent. La mer devient ensuite la route qui les conduit l’un vers l’autre, le chemin tracé entre leurs deux solitudes, par bateau, flots interposés. Le tangage, ce léger déséquilibre, fait partie intégrante de la relation qui se noue.
Corps fané
Un jour, le rituel se rompt parce que le traducteur a invité son jeune neveu muet à déjeuner dans sa maison de l’île.
Désormais, quelqu’un s’immisce entre eux et la mer à nouveau change de visage. Nous voici à la plage, au milieu des touristes. Mari voit, pour la première fois, le corps quasi nu du traducteur, tandis que lui connaît tout du sien. Elle observe également celui du neveu, dont les belles proportions rappellent celles du nageur de La Piscine.
En quelques instants, restée seule sur le sable tandis qu’ils sont partis se baigner, elle éprouve une suite d’émotions contradictoires, entre désir de rester seule avec le traducteur et déception face à son corps fané, un dégoût physique qu’elle recherche pour mieux s’amoindrir elle-même.
Une fois de plus, la mer vient en écho mettre à jour ses sentiments. Encombrée, populeuse, la plage est un lieu d’entrave. À la surface de l’eau, une bouée se détache, premier signe de danger, tandis qu’un surveillant guette les accidents.
Fantasmes de noyade
Finalement, Mari se laisse submerger par ses fantasmes : s’identifiant à l’héroïne du roman russe qu’il traduit pour son plaisir, et qui se retrouve noyée dans un lac par son amant, elle voudrait être entraînée de force, dans les profondeurs, par le traducteur.
Dès lors, la mer « parle », devient plus explicite. Elle avertit, prévient. Le lendemain, des centaines de poissons morts sont jetés sur la grève.
« J’y suis allée voir avec la femme de ménage. En arrivant sur le front de mer, on a tout de suite senti une odeur de poisson pourri. C’était exactement comme l’avait dit le laitier. En une nuit, l’aspect de la mer avait complètement changé. On aurait dit qu’une mer de nature différente de celle de la veille avait surgi de nulle part.
Quoi qu’il en soit, il y avait d’innombrables cadavres de poissons. Là où auraient dû se trouver comme d’habitude les douches, le glacier, la tour de guet, on ne voyait rien d’autre que des poissons, à perte de vue. Il n’y avait pas de vagues, la mer était grise, et tous les parasols étaient restés pliés. »
L’île, qui a la forme d’une oreille, entendra-t-elle cet avertissement ?
On pourrait multiplier les exemples, montrer comment Yôko Ogawa déplace sans cesse les éléments dont elle dispose pour nous conduire où elle le souhaite tout en nous donnant l’impression d’un certain vagabondage. De fait, le liquide est pour elle un véritable matériau conducteur.
Prison à ciel ouvert
Dans un autre de ses romans, Cristallisation secrète, l’île est au cœur du récit, à nouveau. Impossible d’y échapper, cependant : cette fois, c’est d’univers totalitaire qu’il s’agit. L’île est une prison qui ne dit pas son nom, à ciel ouvert, où le gouvernement vole les souvenirs des habitants, fait disparaître ce qui leur tient à cœur.
C’est pourquoi, dans ce roman-ci, la mer n’apparaît que très lentement, partiellement, à la vue du lecteur. Ce qu’on retient plutôt, dans les premières pages, c’est la rivière qui borde la maison de la narratrice et permet d’y accéder par une seconde entrée en contrebas, reliée par un pont vermoulu. La rivière, c’est alors peut-être la source de tout vie intime, l’espoir d’un peu de liberté, un passage secret... Espoir fragile, cependant, puisqu’elle entraîne parfois ce qui doit être oublié vers la mer. Ainsi, les pétales de roses, fleurs brusquement interdites :
« Je me suis penchée à la fenêtre et j’ai cligné plusieurs fois des yeux. La surface de l’eau était entièrement recouverte de fragments rouges, roses ou blancs, un assortiment de couleurs pour lequel il était difficile de trouver un qualificatif. Il ne restait plus un seul espace libre. Ces fragments, ainsi vus d’en haut, avaient l’air doux, se chevauchaient et se déplaçaient plus lentement que le cours habituel de l’eau. »
La mer, si elle est le seul point d’accès au monde extérieur, lieu d’une possible évasion, est aussi l’endroit où tout disparaît, se dissout, où la menace gronde. Même le ferry, seul bateau encore existant, finit par couler après le passage d’un tsunami.
Le flottement demeure
Le recueil de nouvelles de Yokô Ogawa intitulé La Mer est, lui aussi, matière à transformation, à déplacement. Ainsi, le texte qui donne son titre au livre parle moins d’eau que de souffle. La mer, c’est ici ce qui donne naissance à un instrument de musique, étrange, intrigant.
Une fois de plus, la surprise née du propos, couplée à la fluidité des éléments, entraîne le lecteur dans son sillage. Nous oscillons nous-mêmes entre immersion et mise à distance, vertige et ancrage au sol. Se plonger dans les romans de Yôko Ogawa, c’est effectuer une expérience particulière : celle d’une lecture effectuée d’une traite, ou presque, dont la moindre notation repose sur un composant tangible, concret, et où pourtant le flottement demeure, nous laisse libres, en apesanteur.
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