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Autoportrait à la Levé

mercredi 18 Novembre 2020, par Anne Savelli

Autoportrait écrit après le confinement de mars 2020 en imaginant que ce serait le seul, lu aux participants de l’atelier dans cet endroit pris en photo mais laissé en brouillon jusqu’au 18 novembre 2020. Je pense l’augmenter de temps à autres sans prévenir.

Je tente un autoportrait à la Édouard Levé parce que je vais proposer tout à l’heure, en fin d’après-midi, à sept personnes qui seront chacune chez elles ou dans le lieu de leur choix, d’écrire un autoportrait à la Édouard Levé. Autoportrait d’Édouard Levé est le premier livre que j’ai acheté après le confinement du printemps 2020. Marcher dans Paris pour acheter Autoportrait d’Édouard Levé est la première chose que j’ai faite le premier jour du post-confinement après avoir, la veille, repéré une librairie où il se trouvait sur le site Place des libraires. J’aime repérer un livre et me rendre dans une librairie en sachant qu’il va s’y trouver. J’aime entrer dans les librairies sans savoir ce que je veux. J’aime ne rien demander aux libraires. Je n’ai jamais peur d’entrer dans une librairie mais dans une petite galerie d’art, si. Généralement, j’entre dans les lieux qui m’intimident après m’être exhortée quelques instants à le faire. À partir de l’adolescence, j’ai commencé à me rendre seule au cinéma ou dans des musées sans attendre que quelqu’un m’accompagne. Je trouve plus confortable de se rendre à plusieurs dans un lieu culturel mais cela n’entre pas dans mes critères de choix, sauf pour un concert — pas toujours. Je n’ai pas gagné en confiance avec les années. Je me rappelle que la situation est inconfortable uniquement lorsque je m’y trouve. Je vais presque toujours voir des groupes dont je ne connais pas les chansons. Dans un concert, lorsque je ne connais pas les chansons, je m’ennuie et pense à autre chose. Je n’aime pas rester debout sans bouger mais je n’ai compris que très tard pourquoi. Quand je m’ennuie, debout, je pense à des choses matérielles. J’ai vu Miriam Makéba à l’Olympia. Des années plus tard, j’ai cru que je l’avais vue seule ce soir-là mais c’était faux : dans un commentaire de mon blog, ma meilleure amie m’a rappelé qu’elle était venue avec moi. J’ai eu honte de ce faux souvenir et de l’avoir relaté sur mon blog mais je n’ai pas supprimé l’article qui parlait de la musique que j’écoutais, ou entendais, lorsque j’étais enfant. Enfant, j’ai écouté les cassettes puis les disques de ma mère : Georges Brassens, Léo Ferré, Paco Ibanez, Jeanne Moreau, Miriam Makeba et plus tard Bob Marley, Simon et Garfunkel, Pink Floyd. Vers dix ou onze ans, de mon côté, j’ai écouté Elvis Presley sur une cassette faite maison, les 45 tours de Blondie, Sheila pour une seule chanson, Nina Hagen et The Police. Vers cinq ans, je chantais Quand je pense à Fernande je bande en disant la pendaison papa ça ne se commande pas. J’ai aperçu Simone de Beauvoir à la Fête des femmes. Je n’ai pas encore lu Le Deuxième sexe. Je possède un grand nombre de livres non lus. Pendant la pandémie, j’ai terminé L’Art de la joie de Goliarda Sapienza. Juste après, le même jour, je suis allée à la pharmacie. Au retour, il y avait un mot dans le hall de l’immeuble : une voisine cherchait à lire L’Art de la joie et demandait si quelqu’un pouvait le lui prêter. En remerciement, un mois plus tard, elle m’a offert des chocolats. Pendant le confinement, j’ai demandé par mail à mon dentiste s’il préférait des fleurs ou du chocolat pour notre dernier rendez-vous. Depuis quelques années, je m’entends bien avec mes soignants. Je communique par mail avec mon dentiste et mon nutritionniste, par téléphone avec ma gynécologue et ma psychiatre. J’ai passé une semaine en clinique psychiatrique. Je n’ai pas assez voyagé. Je n’ai pas eu de passeport valide pendant plus de vingt ans. J’ai été invitée à l’université de Montréal pour parler de mes livres mais la rencontre a été reportée à cause de la pandémie. Pour parler de mes livres, j’ai voyagé dans presque toute la France. Je ne me considère pas comme une animatrice d’ateliers d’écriture professionnelle mais c’est souvent pour cette raison qu’on me donne de l’argent. J’ai animé des ateliers au musée du Louvre, au Grand Palais, au château de Versailles et dans la bibliothèque de Chateaubriand. Je ne suis jamais allée à l’opéra. Je me demande s’il faut que je continue à écrire sur les grands magasins. Pendant le confinement, j’ai regardé un reportage sur le KadeVe, un autre sur le Goum, un sur Macy’s. J’ai également regardé des films de Xavier Dolan et de Jean-Pierre Melville. J’ai découvert le cinéma de Xavier Dolan pendant le confinement sur un très grand poste de télévision. À une époque, je rédigeais entièrement, sous pseudonyme, un magazine sur les séries télévisées. Je n’aime ni le shopping, ni les photos de mode. En relisant cet autoportrait je découvre, par un article du Parisien de l’an 2000, que Miriam Makeba a chanté, "avec Marilyn Monroe" à l’anniversaire du président Kennedy. J’ai écrit un livre sur Marilyn Monroe resté à ce jour inédit mais qui va être publié. À l’adolescence, j’ai entamé une collection de photos de Marilyn Monroe que j’achetais 20 francs pièce dans une boutique entièrement consacrée à l’actrice, rue des Canettes, à Paris. J’ai grandi à Paris, Marseille, Bures-sur-Yvette, Aix-en-Provence, Saint-Germain-en-Laye, Vincennes et Saint-Mandé. Je ne viens pas de la bourgeoisie. J’ai cinq demi-frères et sœurs dont je suis l’aînée. J’ai été élevée comme une fille unique. J’ai donné le biberon à une de mes sœurs et un de mes frères. Je refuse que quelqu’un écrive ma page Wikipédia. J’ai écrit la page de Wikipédia de Janet Frame pour la France sans être tout à fait certaine de ce que je disais. Je regrette de n’avoir pas osé envoyer de mail à Janet Frame juste avant sa mort alors qu’elle aimait en recevoir, disant que c’était des poèmes qui filaient dans le ciel. J’ai fait des études en double cursus à la Sorbonne. Vers 25 ans, après n’avoir étudié que des auteurs français et morts, j’ai décidé de lire des livres écrits par des femmes étrangères, vivantes si possible. J’ai lu des livres de Janet Frame, Latife Tekin, Dulce Maria Cardoso en traduction française. J’ai assisté à une lecture de Latife Tekin à la mairie du 2e arrondissement, à Paris et lui ai demandé, par interprète interposé, quand elle serait à nouveau traduite en France. Je regrette que tous les livres de Janet Frame ne soient pas traduits en français, en particulier ses romans. Un auteur, traducteur de Janet Frame, m’a encouragée à le faire mais je ne m’en sens pas capable. J’ai découvert les livres de Violette Leduc par Jean Genet et je les ai tous lus. J’ai écrit un mémoire de 200 pages sur l’univers carcéral dans l’œuvre de Jean Genet. Je n’ai jamais terminé son dernier livre, paru pendant la rédaction de mon mémoire, et ne l’ai jamais dit à personne. Je me souviens que Jean Genet et Simone de Beauvoir sont morts le même jour. J’ai vécu un an sans téléphone et six mois sans eau chaude, mais pas au même moment. Je me sens introvertie et extravertie, mais pas en même temps. Les moments où je me sens devenir extravertie alors que je préférerais être introvertie, et vice-versa, me rendent mal à l’aise. Je joue à des jeux de lettres toute seule. J’aime battre mes propres records. Les records des autres m’indiffèrent. J’aime aller au bout de ce que j’entreprends. J’ai longtemps aimé aller au bout de quelque chose pour la seule beauté du geste, mais de moins en moins. Je suis très persévérante. Je me lasse très vite. J’ai besoin de solitude dans une journée. Je suis sociable avec des gens très différents, mais pas avec n’importe qui. J’écoute les conseils qu’on me donne sans les suivre. Je ne suis pas mythomane. Je ne suis pas matérialiste. J’ai toujours acheté des livres. J’ai été au RMI mais pas au RSA. J’ai vécu à Saint-Ouen. J’ai participé à un jeu télévisé pour gagner en trois jours l’argent d’un billet d’avion pour le Mexique. J’ai gagné exactement le prix du billet : 5000 francs. Je suis allée à Mexico, Veracruz, Palenque, San Cristobal, sur la côte pacifique et à Oaxaka. J’ai dormi une nuit à Houston, Texas. J’ai vu des puits de pétrole d’avion. Je sais garder des secrets. J’ai des secrets. Je suis jalouse des écrivaines de mon âge qui réussissent mieux que moi et je l’étais déjà quand je n’étais pas publiée, mais ça ne dure pas. Je n’écris pas de livres grand public mais ce n’est pas voulu. Je ne savais encore ni lire ni écrire quand j’ai voulu devenir écrivain. J’ai mis du temps à dire écrivaine au lieu de dire écrivain. J’ai dit autrice très facilement. J’aime principalement qu’on me laisse tranquille. Je ne suis pas patiente. Quand quelqu’un me regarde de haut, je n’écoute plus ce qu’il dit. J’ai fait un burn-out avec deux rechutes, ou trois burn-out. Depuis, je ne réponds plus aux mails ni aux messages du tac au tac. Parfois, je rêve de la vie de Paul Auster sans la connaître en réalité. Je n’ai jamais eu envie d’intégrer aucun milieu professionnel. J’ai subi du mépris de classe et j’en ai exercé. Je fantasmais sur le milieu littéraire quand j’étais étudiante mais je n’ai jamais eu envie d’entrer dans le milieu de l’édition, ni dans celui de la librairie, ni celui du journalisme, ni celui de la publicité, ni celui de la communication. Je n’ai jamais voulu devenir enseignante du secondaire, documentaliste ni bibliothécaire même si j’ai parfois dit le contraire. J’ai été titulaire de la carte de presse durant plusieurs années. J’ai travaillé pour une start-up américaine et pourtant australienne dont les locaux principaux étaient à San Francisco, mais aussi à Amsterdam, puis à Londres. À seize ans, je rêvais d’être David Bowie. Je rêve encore d’être érudite mais je préfère la création. J’oublie la plupart des livres que je lis. Je note au fur et à mesure les livres que je lis et, depuis cette année, les films que je vois, les émissions de radio, les reportages, les expositions, les documentaires. Je n’aime pas les gens prévisibles. Les obsessionnels me fascinent. Je me méfie de l’admiration, mais moins qu’il y a quelques années. Je n’ai jamais habité une maison. Adulte, j’ai vécu seule puis à deux dans une chambre de bonne, seule, à deux et à trois dans des studios, à deux dans un deux-trois pièces, à trois dans un trois pièces. J’ai été formatrice en français, bénévole puis professionnelle. J’ai écrit sous deux ou trois pseudonymes. J’ai eu jusqu’à cinq employeurs en même temps. J’ai vécu et fait du soutien scolaire dans le quartier de la Goutte d’or mais pas à la même époque. J’ai habité dans le désordre rue Poulet, rue Émile Zola, rue du Coton rouge, rue du Talus du cours, rue des Vinaigriers, rue de la Procession, rue du colonel-Oudot. J’ai lu À la recherche du temps perdu pendant trois mois rue des Vinaigriers en notant dans un répertoire les définitions des mots que je ne connaissais pas. Je n’ai jamais retrouvé ailleurs que chez Proust le mot alpenstock, du moins je ne m’en souviens pas. Je n’ai jamais fait de danse classique. J’ai pris des cours d’aikido, de judo, de ski, d’équitation, de piano, de chant classique, d’informatique, d’histoire de l’art, de gymnastique, de conduite, de salsa, de yoga, de méditation. Je me suis demandée pendant un week-end si j’allais ou non, volontairement, me retrouver à la rue. J’ai eu des amis à la rue. Je n’ai jamais fait la manche, ni avec eux ni sans eux mais je les ai vus faire. J’ai déjà dîné dans un squat. Je ne me suis jamais prostituée. Durant deux ans, je suis allée voir quelqu’un en prison dans trois villes différentes tout en poursuivant mes études. Je n’ai tué personne. Mon casier judiciaire est vierge. J’ai assisté à des procès au palais de justice de Paris avec un ami mais je ne me souviens ni des victimes, ni des accusés. J’ai été punk. J’aime traverser la Seine. J’ai un enfant. J’ai accouché une fois. J’ai quitté la maternité en courant parce que l’inscription était trop longue puis je suis revenue. J’ai eu internet à la fin des années 90. J’ai cherché du travail sur un site d’annonces de Télérama. J’ai été responsable de la rubrique design de salles de bain pour un livre paru chez Hachette. J’ai travaillé dans le milieu associatif, à la télévision, dans la presse, en start-up, dans l’édition, dans la communication, en librairie. J’ai été figurante dans un feuilleton à la Plaine Saint-Denis dans les années 90. J’ai travaillé deux fois à côté des Champs-Élysées. J’ai signé un seul CDI, qui a duré un an et demi. J’ai été payée à l’heure, à la tâche, à la pige, en droits d’auteur, en salaire, au noir, par prélèvement, en chèques, en espèces. J’ai fait du troc. J’ai aidé un homme de cent ans à écrire son livre. Parmi tous mes éditeurs, certains ne m’ont jamais envoyé de relevés de droits. J’ai joué le rôle d’une photographe muette dans un court-métrage jamais distribué. J’ai été filmée en train de caresser une statue de Maillol. J’ai croisé Serge Gainsbourg. J’ai failli travailler sur le Pont neuf emballé par Christo. J’ai été blonde platine. J’ai été choriste dans un groupe de rock. Je lis mes livres en public. J’ai travaillé avec des guitaristes, des danseurs, des performers mais jamais encore avec un ou une photographe. J’ai contribué à créer un collectif, qui a créé une association. Je ne regarde ni n’écoute jamais les chaînes d’information en continu. Depuis la pandémie je n’écoute quasiment plus France Culture, moins encore France Inter. J’aime écouter des podcasts inconnus. J’aime l’exploration. J’aime écouter sans images. Le son sans paroles me provoque des images mentales. J’aime le son parce qu’il demande du temps et qu’on y rencontre moins d’exhibitionnistes que dans les tables rondes ou sur les réseaux sociaux. Je sais interroger des gens dans un cadre professionnel mais j’ai horreur de ça. Depuis la pandémie je ne prends plus les transports en commun et j’ai décidé de continuer. J’aime marcher. Je n’ai jamais surfé sur un site de rencontres. Il manque une personne à l’atelier sur Autoportrait d’Édouard Levé, qui s’est excusée. Je continue d’écrire en même temps que les participants. C’est vrai, et c’est faux aussi : l’atelier est terminé depuis longtemps. J’augmente le texte au fil des jours.

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