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Le sens et la parole

vendredi 8 Mai 2020, par Anne Savelli

4 mai.

Je reprends cette photo du 104, qui a maintenant 11 ans, pour réécrire quelques instants ici. Pas de leurre possible : c’est une façon de ne pas retourner à mon texte en cours, Peurs et désirs des gens des villes, seconde partie de Lisières limites, le livre lié à la construction de l’écoquartier de Châtenay-Malabry que nous co-écrivons, Joachim Séné et moi, et devons rendre en juin. C’est une façon de ne pas reprendre, de ne pas relire mes derniers paragraphes pour attaquer ce qui ne fonctionne pas (relire à voix haute, seule, mille fois, jusqu’à ce que ça ne bouge plus).

C’est par cette chaise-table éphémère que j’ai entamé Des Oloés, au début des années 2010. Elle est le premier de tous les oloés, ces lieux où lire où écrire en dehors de chez soi. En ce moment, pour Lisières limites, je rouvre les livres de la paysagiste Sophie Barbaux que j’avais rencontrée à l’époque. J’y retrouve ce jardin du 104 et d’autres. Ainsi, alors que Des oloés reparaîtra le 20 mai chez publie.net dans une version augmentée, je le vois qui entame une petite danse mentale avec LL, comme on l’appelle.

8 mai.

Ce n’est pas le 20 mai qui s’approche, dans ma tête, pour l’instant, mais le 11, fameuse date du déconfinement. Il y a quatre jours, j’ai abandonné cet article en cours, dans lequel je sentais avoir beaucoup à dire (dire ce qui déborde, principalement), pour faire autre chose, sans doute tenter de me reposer. Se reposer est pourtant un verbe qui n’a aucun sens pour moi, je le sais depuis le burn out : se reposer, pour moi, ce serait réussir à arrêter de réfléchir. Réfléchir ne veut pas dire grand chose non plus, à proprement parler, ou plutôt signifie deux choses en apparence contradictoires : partir dans toutes les directions en même temps, ce à quoi la méditation tente de poser des limites ; creuser un sillon, ce qu’un travail purement intellectuel chercherait à faire (dans mon fantasme, en tout cas). Écrire, c’est évidemment les deux. Mais écrire, c’est écrire tout le temps, même quand on n’écrit pas, raison pour laquelle ne pas écrire est particulièrement épuisant : ça tourne à vide, se déplace partout, ne se pose jamais.

Tenter d’arrêter de réfléchir m’épuise et met à jour mon impuissance. Me "reposer", alors, c’est m’abrutir, ce que je fais lorsque je n’en peux plus, ni physiquement, ni psychiquement, en jouant. Le jeu ne doit surtout pas être intelligent. Au contraire, il n’a d’intérêt que s’il est répétitif, hypnotique. Il m’aide à comprendre que je suis en train de lutter contre l’angoisse. Il pose une limite, c’est son intérêt. Dès que je ne joue plus, je peux constater que je vais bien.

L’important, là-dedans, c’est l’idée d’impuissance. Nous sommes tous viscéralement impuissants, en ce moment, tandis que ceux que l’époque aura nommés les "premiers de corvée", rageant d’impuissance eux aussi mais envers ce qui s’est fait, continue de se faire contre eux, littéralement, les met en danger, sont si essentiels (je ne peux me résoudre à écrire utiles, ce n’est pas assez). J’aimerais tant les entendre davantage, mais ils le peuvent rarement, débordés de boulot, crevés, sans micro tendu. Disant cela, je ne parle pas que de ceux qui travaillent. Je pense aussi à qui est insécurisé, privé de ce qui lui faut pour vivre, vieux, prisonnier, drogué, battu, perdu, en marge, improductif en général : considéré comme inutile. Les autres, ceux à qui les médias donnent la parole parce qu’ils sont célèbres, je m’aperçois que je les fuis. Politiciens, artistes, écrivains, chroniqueurs, peut-être auraient-ils quelque chose à m’apprendre, je ne le saurai jamais car je les fuis comme la peste, c’est le cas de le dire. Pourquoi ? Justement parce que ce monde médiatisé d’avant, bien écroulé mais qui ne cesse de vouloir occuper le terrain, reste à mes yeux ce qu’il a été depuis que je le connais : celui d’une pure représentation, d’une forme de pouvoir, pas plus. C’est parfois injuste, faux. Il y a des gens à qui on demande leur avis et qui peuvent éclairer le nôtre, du moins momentanément — ce momentanément est important, il est signe de mouvement, de vie. Pourtant, depuis toujours, je sens intimement que personne ne me représente. Je ne me sens pas représentée, ne me "retrouve" dans les paroles de personne, c’est très clair dans mon esprit. Ne supportant ni discours, ni leçon donnée, je ne peux littéralement pas prendre la parole pour dire ce que je pense de la situation : ce serait aller à l’exact inverse de ce que je suis. C’est pourquoi depuis plus de dix ans la très obscure Dita Kepler vient parfois parler à ma place. C’est pourquoi aussi je préfère poster des Marilyn de fiction trois fois par jour sur les réseaux depuis le début du confinement : toutes deux maintiennent un lien ténu vers l’extérieur tandis qu’ailleurs, j’essaye de poursuivre Lisières limites. Marilyn Monroe, la vraie, n’est tellement pas moi que c’est ma liberté, ma légèreté du jour.

La liberté, justement. Celle qu’on a toujours cru avoir, d’aller et venir, puisqu’on est en démocratie. Nous venons d’expérimenter ses lisières, jouant ou non avec la loi et les attestations de sortie, nous prenant de face la peur, la morale, le regard sur l’autre, etc. Je ne peux rien prévoir et espère me tromper mais, en ce jour, je serais assez étonnée qu’on ne retourne pas, après le 11 mai, dans un second confinement assez vite, qu’il soit de même nature ou non. Ce que nous éprouvons, dans les deux sens du terme, me paraît à la fois transitoire et définitif. En attendant, ce que j’ai expérimenté, ça n’a l’air de rien et pourtant ça compte, c’est la mort provisoire de l’oloé, je veux dire : de la possibilité d’écrire dans la ville, puisqu’il est jusqu’au 11 interdit de s’asseoir plus de deux minutes quelque part. À partir de lundi, plus d’autorisation de sortie, plus d’interdiction de s’arrêter, de rester sur un banc ou une marche d’escalier pour lire et pour écrire. Resteront l’inquiétude d’être contaminé, la nécessité d’une distance spatiale : je ne crois pas qu’il sera possible de réinvestir le lieu public comme si de rien n’était. Pour combien de temps ? Qu’est-ce qui, pour nos corps, nos esprits, nos relations aura définitivement changé ?

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Messages

  • L’avalanche (pour ne pas dire l’épidémie) de tribunes écrites ou parlées ou télévisées de tous les "sachants" ou "spécialistes" de ceci ou de cela ferait rire si on devait y être enseveli.
    Ceux qui n’ont rien à dire sont alités et "entubés" - comme une partie de la population, en fait, par ce flux à la longue indécent.
    "Que peut la littérature ?" se demandait Sartre : en tout cas, on n’a plus les mains sales en ce moment.

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